Daniel Rietiker

Les footballeurs ont le droit de s'exprimer – Ils ont le droit international pour eux

Prospective

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Daniel Rietiker

Ce texte représente le point de vue personnel de l'auteur et n'engage pas la CEDH. 

Lorsque les athlètes entrent sur le terrain de jeu, parlent à la presse ou publient un texte sur les médias sociaux, ils jouissent de tous les droits de l'homme protégés par le droit international, y compris la liberté d'expression, pilier de nos démocraties. Rien dans leur sport et rien dans leurs compétitions ne peut leur enlever cette liberté. Aucun sport n'est en dehors de la loi, aucune fédération n'est au-dessus. Ainsi, lorsque nous réfléchissons au rôle de l'athlète moderne dans la société - un rôle que la technologie a transformé en l'espace d'une décennie - nous devrions garder ces principes à l'esprit. Ils nous aident à nous orienter dans les choix complexes auxquels sont confrontés à la fois les athlètes et les institutions de leur sport.

Les footballeurs sont avant tout des citoyens. En Europe, par exemple, ils sont protégés par la Convention européenne des droits de l'homme, qui préserve la dignité et la liberté de plus de 670 millions de personnes dans 46 pays du Conseil de l'Europe. L'article 10 de la Convention stipule que :

« Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontières... »

Le même article reconnaît que ce droit fondamental de l'homme s'accompagne également d'une responsabilité ; dans certaines situations, les gouvernements peuvent le restreindre :

« L'excercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale,... ».

En d'autres termes, nous sommes tous des citoyens, libres de dire ce que nous pensons, mais aussi des membres vivants d'une société, où la loi peut parfois limiter notre liberté afin que nous puissions vivre ensemble en paix. Nous comprenons, par exemple, le grave préjudice causé par tout discours qui incite à la haine et à la violence ; nous acceptons les lois qui l'interdisent.

Les fédérations sportives et leurs athlètes sont confrontés à la même tâche : comment trouver un équilibre entre liberté et responsabilité ? Nous connaissons les objectifs du Comité international olympique, de la FIFA ou de bien d'autres organismes sportifs qui, au nom d'une humanité universelle, ont tenté de tenir la religion et la politique à l'écart du terrain de jeu. Toutefois, la manière dont ils s'y prennent - leurs règles et la manière dont ils les appliquent - est soumise au même examen juridique que toute loi adoptée par un gouvernement national.

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Ces dernières années, la Cour européenne des droits de l'homme a entendu de nouvelles plaintes dans ce domaine. Trois affaires impliquant le football turc nous rappellent que tout individu parmi les 46 membres du Conseil de l'Europe peut saisir la Cour. C'est la Cour qui a le dernier mot sur la question de savoir si les institutions nationales ont correctement appliqué leurs propres lois nationales. La Cour peut notamment déterminer si toute restriction à la liberté d'expression est justifiée. Trois arrêts de la Cour, datant de 2021, montrent comment ces questions affectent le football professionnel :

  1. Dans l'affaire opposant Sedat Doğan à la Turquie, le dirigeant d'un club de football se plaignait que la Fédération turque de football (TFF) avait enfreint sa liberté de parole en lui infligeant des amendes et des sanctions sportives. Lors de la retransmission télévisée en direct d'un match, M. Doğan avait critiqué la décision de la TFF de sanctionner deux de ses joueurs pour avoir porté des t-shirts rendant hommage à Nelson Mandela après son décès ; la TFF avait affirmé que les commentaires de M. Doğan menaçaient de perturber le sport.

  2. Dans l'affaire opposant Naki et AMED Sportif Faaliyetler Kulübü Derneği à la Turquie, un joueur avait publié sur Facebook, après un match, un message consacrant la victoire de son équipe aux victimes kurdes de l'oppression et appelant à une plus grande liberté dans le pays. La commission disciplinaire de la TFF avait infligé une amende et sanctionné le joueur, arguant que ses commentaires constituaient une propagande idéologique incitant à la violence et au désordre.

  3. Dans l'affaire opposant İbrahim Tokmak à la Turquie, un arbitre professionnel avait partagé sur Facebook un post d'une autre personne, qui avait commenté le décès d'un éditeur bien connu d'un quotidien ; dans son propre message, l'arbitre avait utilisé un langage fort pour approuver le post original. Le comité d'arbitrage de la FFT avait maintenu les sanctions - qui avaient effectivement retiré la licence de l'arbitre et mis fin à sa carrière - en faisant valoir que les arbitres devaient être prudents dans leur vie sociale, car le public attribuait leur comportement à la FFT, qui avait le devoir de se tenir à l'écart de la politique.

Dans les trois cas, la Cour européenne des droits de l'homme a reconnu les objectifs légitimes des règlements de la FFT : maintenir la paix et l'ordre dans le sport. Toutefois, dans chacune des affaires, la Cour a jugé que les organismes nationaux étaient en infraction à l'article 10 de la Convention - la liberté d'expression - et a accordé des dommages et intérêts aux personnes concernées. Pour résumer, la FFT (et le gouvernement national) n'ont pas réussi à démontrer que leurs mesures disciplinaires étaient pertinentes, proportionnées et nécessaires dans une société démocratique.

Une autre affaire - opposant Šimunić à la Croatie - nous aide à appréhender les mêmes questions sous un angle différent. Cette affaire intervient à un moment où la FIFA et d'autres organismes sportifs ont recours à des sanctions pour dissuader les discours haineux et violents, souvent racistes ou homophobes. En l'espèce, un footballeur de l'équipe nationale avait été condamné pour avoir adressé des messages nationalistes haineux à des supporters dans un stade. La Cour a facilement rejeté la plainte du joueur, car son discours avait clairement violé le besoin de tolérance et de respect mutuel de la société.

Les commentaires plus généraux de la Cour sur le rôle public des athlètes sont toutefois plus significatifs : elle a noté qu'un footballeur connu devait être conscient de son influence sur les supporters. La Cour semble reconnaître ici que les athlètes professionnels ayant un profil public sont par nature des acteurs politiques - une société démocratique pourrait attendre d'eux qu'ils s'expriment. De même, les Nations unies ont suggéré que les organismes sportifs encouragent les athlètes à servir de modèles - des personnalités publiques ayant le pouvoir de promouvoir la paix et la compréhension humaine.

Dans les années à venir, les fédérations sportives pourraient commencer à réexaminer ce qu'elles entendent par « neutralité » politique et se demander s'il est justifié d'empêcher les athlètes de s'exprimer sur des questions d'intérêt public. Après tout, c'est la propre Charte du Comité international olympique qui vise à promouvoir les droits de l'homme et « une société pacifique soucieuse de préserver la dignité humaine ».

Depuis des siècles, le sport occupe une place centrale dans notre société - il exprime qui nous sommes et ce en quoi nous croyons. Lorsque nos débats politiques se déroulent dans nos stades, ils nous rappellent que nous vivons ensemble, en communauté. Et comme le reste de la société, le sport doit lui aussi se débattre avec les questions sensibles de la liberté humaine et de la manière de la protéger dans un monde divers et en mutation. Les athlètes, aussi puissants que vulnérables, sont au cœur de ce débat. Ils doivent savoir que la loi les soutient et protège leur droit à la parole.

Daniel Rietiker a récemment publié le livre Defending Athletes, Players, Clubs and Fans: Manual for human rights education and litigation in sport, in particular before the European Court of Human Rights, Council of Europe Publishing, Strasbourg, 2022.

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À propos

Daniel Rietiker

Daniel Rietiker est professeur à temps partiel à l'Université de Lausanne (Suisse) et à la Suffolk University Law School (Boston, MA) où il enseigne les droits de l'homme et le droit de la non-discrimination. Il est également juriste principal à la Cour européenne des droits de l'homme (Strasbourg, France) où il s'occupe d'affaires très médiatisées dans divers domaines, tels que l'asile et la migration, le terrorisme international, les enlèvements internationaux d'enfants, la liberté de religion, la liberté d'expression et les affaires liées au sport. Il est titulaire d'un diplôme en relations internationales de l'Institut de hautes études internationales et du développement de Genève (IHEID) et d'un doctorat de l'Université de Lausanne. En 2014, il a été chercheur invité au programme des droits de l'homme de la Harvard Law School. Il est également membre du comité éditorial ou consultatif de différentes revues de droit international, telles que le Hague Yearbook of International Law ou la European Convention on Human Rights Law Review.